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La vision aveugle 

Eigengrau, catalogue publié à l’occasion de l’exposition Eigengrau, galerie Poirel du 28 octobre 2016 au 5 février 2017

rédacteurs : Léa Baudat, Julie Bécaux, Thomas Bouville, Morgan Fortems, Anaïs Radière

La vision aveugle. Le titre de cette série porte en lui tout le paradoxe du travail de Vanessa Dziuba. Comment est-il possible qu’il y ait une vision si elle est aveugle ? Cette oxymore désigne un terme scientifique : vision aveugle ou blindsight est la vision subliminale des personne dont le cortex visuel primaire est atteint, qui sont capables parfois de “voir sans voir”. Il paraîtrait en effet que bien que les patients n’ient aucune vision consciente des choses qui les entourent, lorsqu’on leur présente un objet ou un point de lumière dans leur champ aveugle, ils parviennent tout de même à indiquer leur position avec précision. La rétine transmet toujours quelques informations à la main, en contournant les lésions de la rétine. Force est de constater que le noir total n’existe pas, et que même étant privé de ses yeux, l’être humain parvient tout de même à percevoir et à ressentir son environnement, comme si une lumière intrinsèque lui permettait de lutter contre une obscurité totale.

En réalisant ces dessins au crayon, Vanessa Dziuba se place en quelque sorte dans la peau d’une personne aveugle, puisqu’elle ne voit pas les objets qu’elle dessine. Impossible pour elle de représenter les choses qu’elle a devant les yeux, le modèle n’est pas devant elle. Les objets que l’artiste dessine sont choisis par une tierce personne, de façon à ce qu’elle ne puisse pas du tout les reconnaître. Elle ne restitue pas ce qu’elle voit mais bien ce qu’elle perçoit, ce qu’elle touche, ce qu’elle ressent. Elle doit laisser aller son imagination, et laisser parler ses autres sens. Le résultat est surprenant : aucun objet n’est vraiment reconnaissable. Des formes fantasmagoriques, irréelles apparaissent sur le papier. 
L’artiste se compare volontiers à un explorateur ou un scientifique, qui isole et explore les éléments, pour mieux en comprendrant la matière. Depuis son diplôme, elle a choisi la lenteur comme manière de travailler. Elle dit se calquer “sur une temporalité nonchalante, celle qui donne à la nature la possibilité de bouger, de pousser sans qu’on la voit faire.”
Au fond, ce travail pose la question de la véracité de ce qu’ nous voyons. Y-a-t-il une seule et vraie version de ce que nous voyons. Y-a-t-il une seule et vraie version des choses que l’on voit ?  En fonction de notre âge, de notre taille, de la qualité de notre vue, le monde extérieur n’est pas le même d’une personne à l’autre. Nous ne voyons pas les mêmes couleurs avec la même intensité, notre attention n’est pas attiré par les mêmes choses, car nous n’avons pas la même perception de notre environnement. La perception est subjective, et si l’on demande à deux personnes de dessiner exactement le même objet, nous serions surpris de contater que ce même objet n’a pas été perçu de la même façon d’un individu à l’autre. Nos yeux et cerveau formetn leurs propres images variables. Nos yeux peuvent produire des images défaillantes ou incomplètes, qui ne seront pas causées par les objets eux-mêmes mais par la mécanique des yeux. 
L’artiste affirme que cette série a pour idée de “donner une matérialité à ce que l’on voit autrement qu’avec nos yeux, de donner une image à ce que nous percevons par la sensation, par la vision intérieure des choses.” Cette série révèle les disproportions, nos a priori, lorsque l’on touche quelque chose sans le voir. 
Notre cerveau fonctionne par association d’idées et par reconnaissance, il conceptualise. S’il ne peut pas mettre un mot sur ce que la main est en train de toucher, alors la représentation provenant de l’affect, de la sensibilité première, comparable à celle de l’enfant qui découvre son environnement. 

Cette série de Vanessa Dziuba nous présente donc la réalité d’une façon différente. C’est une réalité basée sur les sens et la perception. La vision n’est pas nécessaire pour représenter “correctement” les choses, puisqu’il n’existe pas de vérité constante des choses. Cette vision aveugle est en réalité une vision débarrassée du poids des mots et des concepts. Seules les formes et les sensations comptent. Vanessa Dziuba nous propose une vision plus naïve et plus personnelle, plus lumineuse et peut-être plus éclairée sur le monde qui nous entoure.