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Les pistes du lecteur
de Emmanuel Zwenger
janvier 2015

À propos du Livre AG de Vanessa Dziuba


Une liste est parfois prescriptive, une injonction à acheter les objets nécessaires à l'économie domestique ou à lire les essentiels de la littérature. C'est assurément un vade-mecum: la liste est un support de mémoire. Elle est le signe de l'inscription calendaire et cardinale de nos activités quotidiennes, car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence (1). Cet art de la mémoire serait ici une rhétorique fondée sur l’écriture et prendrait la forme d’un catalogue de nos interrogations. La bibliothèque personnelle serait un monument aisément transportable. Un abrégé d'histoire des savoirs portatifs (2) sur la création.

    Une liste est éminemment dialogique. À chaque liste répond une multiplicité d'autres listes, et chaque entrée de la liste appelle une réponse, un souvenir, une contradiction. La liste est une matrice productive: «À la demande de l’auteur, l’éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les “Je me souviens” que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le suscités.» (3)

    Une liste est transitive. Elle se rapporte aux mondes découverts ou inventés par les scientifiques ou les artistes. Les classifications décimales universelles sont les signes de ce désir d'objectivation du monde. Mais ici ce modèle n’est pas suivi à la lettre. Le classement de ce catalogue est mimé et son imitation amusée tient le modèle à distance. Si l’approche encyclopédique est parodiée, elle s’attache néanmoins à mettre en évidence une réflexion sur les âges de la création. «Banni, il découvre le Groenland», «Le père David découvre en 1869 le panda, à 43 ans», «Johnson Martin et Osa arrivent en 1921 au Kenya et inventent le cinéma animalier». Une mesure comme une autre de la création, qui n’est pas distinguée de l’invention et de la découverte, reprenant par là les trois figures de la science, du rire et de l’art proposées en son temps par Arthur Koestler (4). Didactiques par ailleurs, ces micro-récits sont dignes des documents rédigés en trois lignes par Félix Fénéon (5).

    Qu’apprend-on ici de la création? Qu’elle suit les pistes de la lecture. Il y a peu, lorsque l’on lançait la lecture d’un enregistrement audio, on lisait une piste. Ici nous lisons une liste comme si l'on suivait une piste. Notre regard suit un chemin qui nous aurait été ménagé dans le texte (Paul Klee). Le cheminement dans la liste est fonction de notre attention aux couleurs, aux noms propres, aux anecdotes qui sont les signaux vibratoires de la piste. Non dans l’ordre circulaire et concentrique du microsillon, mais dans l'empilement vertical d'une colonne. Le lecteur de la liste est sur la piste. Il se fait chasseur, rassemblant les indices d'une unité dispersée au fil des repères qu'il croise sur le chemin, des signes de piste. La piste du lecteur est un tracé dans l'espace de la page. Au microsillon se substitue ici le sillon du champ travaillé par le lecteur qui a marqué ses lectures. S’y déploient des lectures représentées dans la matérialité d’une bibliographie classique où l’ordre des disciplines et de leurs frontières règle la monumentalité de l'histoire officielle. Mais plus discrètement, à travers une bibliographie étendue à d'autres objets que les livres (les images, les inventions, les découvertes), l’histoire qui nous est proposée ici expose précisément la vocation graphique de l'écriture et non seulement sa fonction d'enregistrement la langue. AG de Vanessa Dziuba nous montre que l’écriture est une trace autant qu’un tracé. Le lecteur a été très justement défini comme un voyageur, un braconneur et l’écrivain comme un laboureur, un sédentaire (6). Ce livre nous montre que le lecteur est à la fois un chasseur et un cultivateur, celui qui est sur la piste de traces, toujours en voyage d'un livre à l'autre, et celui qui trace, qui cultive son champ, la page où il consigne ses lectures. 
1  Prière d'insérer Espèces d’espace de Georges Perec, 1974 (publié à l’âge de 38 ans)

2  Enrique Vila-Matas, Abrégé d’histoire de la littérature portative, 1983 (publié à l’âge de 35 ans)


3  Georges Perec, Je me souviens, 1978 (publié à l’âge de 42 ans)

4  Arthur Koestler, Le cri d’Archimède. La découverte de l’Art et l'art de la Découverte, 1960 (publié à l’âge de 55 ans)
5  Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, 1905-1906 (publiées dans le quotidien Le Matin à l’âge de 44-45 ans)

6  Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, 1980 (publié à l’âge de 55 ans)

Emmanuel Zwenger