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Vanessa Dziuba : « Nothing happened but the wallpaper » (1)
Louise Aleksiejew 2019

Fameuse est l’illusion optique du vase de Rubin, où deux profils humains se font face pour révéler en réserve la silhouette d’un vase. La dualité de ce dessin repose sur le principe de ségrégation entre figure et fond, qui permet à l’oeil de détecter les contours des objets afin que nous puissions nous en saisir. Un tel système binaire s’applique rarement au travail de Vanessa Dziuba. En effet, ses oeuvres sur papier, souvent situées dans l’interstice entre abstraction et figuration, évincent toute opposition lisible entre objet représenté et arrière-plan. Multipliée jusqu’à devenir motif ou camouflée en son sein, la figure se fait fond ; incarné par le périmètre de son format, le fond lui-même devient figure. Tout contrat entre contenant et contenu se voit résilié. Ainsi, les vases dessinés par Dziuba ne peuvent être que communicants, possédant déjà en eux l’idée d’un ensemble qui les dépasse.

En l’absence de cette opposition fondamentale entre figure et fond se pose la question du plan. Ou plutôt, des plans. Émancipé de la perspective géométrique, le travail graphique de Dziuba ne simule pas la profondeur dans l’espace virtuel de la représentation, mais l’accomplit de facto dans l’espace tangible de la main, par addition et soustraction de surfaces : superpositions de motifs, marqueterie de papier, perforation de la matière. La grille s’impose comme un motif récurrent, concrétisant l’existence d’un devant et d’un derrière tout en affirmant la porosité de leurs frontières. Feuilles de papier, plaques de céramique, couches de crayon, de peinture et d’émail composent les strates de cette sédimentation artificielle, comme autant de filtres venus révéler progressivement l’image.

A l’endroit du joint entre ces différentes surfaces naît une vibration. Des vases voient onduler leurs contours, accentuant l’idée de leur débordement, comme s’ils avaient été dessinés par le jet d’un galet dans une piscine au carrelage ornementé (2). Dix gros dessins tremblent de l’écrasement du grain de leur papier par l’agrandissement et l’impression numérique (3). Dédoublée par son ombre projetée sur le mur, une grille de papier ajouré fait frémir ses couleurs tel un écran plasma défectueux (4). Rien n’arrive sinon le papier peint, mais celui-là fait déjà beaucoup : le voilà qui moire, qui chatoie, qui vrombit. Bleus, verts et bruns d’automne, cercles mous et lignes raides, crayons frottés et émaux granuleux se confondent, se traversent et se heurtent jusqu’à provoquer une véritable « énergie vibratoire » (5). Comme un bruit blanc viendrait troubler le silence, sans vraiment l’annuler pour autant.

La composition florale japonaise, ou ikebana, que pratique et expose parfois Dziuba au sein de ses expositions, est un indice sur la nature de son geste artistique. L’ikebana permet en effet de comprendre son travail sous l’angle de l’arrangement, mettant en lumière son empirisme et sa recherche de l’harmonie. Comment les choses tiennent-elles entre elles ? L’arrangement dépend aussi bien de contacts localisés, à l’échelle de deux éléments voisins, que d’une vue d’ensemble, d’un équilibre global. Mais ne comprenons pas cet équilibre comme un état d’inertie : étymologiquement, l’ikebana, c’est avant tout l’art de « faire vivre les fleurs ».

Un principe créateur que l’on retrouve dans la production de Dziuba, qui outrepasse la notion de représentation pour faire vivre, avec une joie certaine, couleur, matière et lumière. Faire vivre, et pourrait-on ajouter, vivre avec. Car le travail de l’artiste n’est pas étranger à la pensée du design selon le mouvement Arts and Crafts, qui laisse une large place à la beauté et au plaisir, et aux enseignements artisanaux du Bauhaus. D’où le caractère décoratif, utilitaire ou manipulable de certaines pièces telles que des assiettes, des couverts, des vases ou encore le livre Ten fat drawings, qui n’est pas sans rappeler un catalogue de papiers peints et qu’on se risquera à surnommer Vanessa Peintures, pour l’amour de la référence à Klein. A croire que les contours du vase sont plus larges encore qu’ils ne le laissaient penser.

Louise Aleksiejew 2019

(1) Dorothea Tanning, au sujet de la ville de Galesburg où elle a grandit, dans l’Illinois rural.
(2) Vanessa Dziuba, Vases communicants, gouache sur papier découpé, 112 cm x 80 cm chacun, 2017.
(3) Vanessa Dziuba, Ten fat drawings, dix dessins mis en page par Jean-Philippe Bretin, impression numérique, 84 cm × 120 cm, 2018.
(4) Vanessa Dziuba
(5) Roland Barthes, Le Neutre : cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil/IMEC, 2002, p.191.